      
LE MADRAS SUBVERSIF
Par Mme Veerle Poupeye Rammelaere
Professeur au « Center for Latin American and Caribbean » à New York.
Auteur d’essais
sur les artistes de la Caraïbe notamment en Jamaïque où elle a travaillé pendant
18 ans.
Et d’un ouvrage sur l’art contemporain dans la Caraïbe :
« Carribean Art ». - Art and architecture, 1998;
C’était en 1994, lors de la
Deuxième Biennale de Peinture Caribéenne et Centre-américaine de St.
Domingue, que j’ai eu la première occasion de voir l’œuvre de José Legrand. Il
faisait partie de la délégation de Guyane Française, avec des tableaux en
techniques mixtes qui utilisaient déjà le thème du madras, et il a présenté une
conférence-diaporama sur son œuvre à laquelle j’ai assisté. J’ai été
particulièrement frappée par ses œuvres conceptuelles datant des années 70, qui
remettaient en question les politiques raciales, colonialistes et culturelles
sous une forme graphique hardie qui me faisait penser aux œuvres que des
artistes noirs britanniques tels que Keith Piper, Eddie Chambers et Sonia Boyce
ont commencé à produire presque une décennie plus tard, dans les années 80. Je
voulais en savoir plus sur cet artiste fascinant et sur la réception de son
œuvre en Guyane et en France mais, comme c’est trop souvent le cas dans la
région caribéenne, il s’est avéré difficile de rester en contact. Je suis donc
ravie d’avoir enfin l’opportunité de contribuer au discours critique sur l’œuvre
de M. Legrand.
Le ton, contenu
et aspect visuel de la série d’œuvres Madras Como Maré de José Legrand
peuvent sembler radicalement différents des œuvres qu’il a produites en France
pendant les années 70, mais il y a une continuité. Une œuvre précoce en
particulier mérite d’être mentionnée ici, un collage sur bois en techniques
mixtes sans titre datant de 1976 (« Colonialisme et Culture – Nos Ancêtres les
Gaulois »), qui a affronté de manière sardonique l’absurdité et la violence du
système colonial français assimilationiste, par le biais duquel l’histoire du
peuple colonisé fut remplacée par une mythologie nationale imposée de
« francité » (blanche). La présence du madras dans la culture guyanaise est le
résultat d’impositions similaires : inventé en Inde coloniale comme une version
« hindouisée » en coton des motifs à carreaux des clans écossais, le tissu
madras fut introduit en Guyane au milieu du dix-neuvième siècle comme élément du
code vestimentaire imposé en relation à un système complexe de classification
raciale, sociale et professionnelle. Mais contrairement aux « ancêtres gaulois »
imaginaires, le madras est devenu une partie constitutive de l’identité
culturelle guyanaise. Comme José Legrand l’a affirmé dans une interview en
2001 : « [L]e madras est le résultat d’une réalité coloniale de plusieurs
siècles. Il est devenu une sorte d’objet identitaire : d’abord imposé, puis
paradoxalement accepté – et ce, de façon inconsciente ... »
Au travers de
son utilisation domestique et personnelle – allant d’objets
utilitaires-décoratifs comme le patchwork connu sous le nom de konvwé aux
tenues de fête spectaculaires – le tissu madras humble mais visuellement beau a
été approprié de manière créative et transformé dans la culture guyanaise
émergeante, devenant ainsi un signifiant puissant des négociations identitaires
complexes et continues qui ont façonné la Caraïbe moderne. Sur ces processus, le
critique culturel d’origine jamaïcaine Stuart Hall a écrit :
L’identité culturelle n’est
jamais produite à partir de rien. Elle est produite à partir des expériences
historiques, des traditions culturelles, des langues perdues et marginales, des
expériences marginalisées, des peuples et histoires qui restent à écrire. Voilà
les racines spécifiques de l’identité. D’autre part, l’identité elle-même n’est
pas la redécouverte de ces racines, mais de ce qu’elles, en tant que ressources
culturelles, permettent à un peuple de produire. L’identité n’est pas dans le
passé à retrouver mais dans le futur à construire. Et je dis cela non pas parce
que je pense donc que les peuples caribéens peuvent un jour abandonner
l’activité symbolique qui consiste à essayer d’en savoir plus sur le passé d’où
ils sortent, parce que c’est uniquement de cette manière-là qu’ils peuvent
découvrir et redécouvrir les ressources au travers desquelles l’identité peut
être construite. Mais je reste profondément convaincu que leurs identités pour
le vingt-et-unième siècle ne se définiront pas en prenant littéralement les
vieilles identités, mais en utilisant les patrimoines culturels
extraordinairement riches et complexes que l’histoire leur a
légués, comme autant de musiques différentes à partir desquelles un son
caribéen pourrait un jour être produit.
Le madras est, indéniablement,
une telle ressource culturelle au travers de laquelle des identités peuvent
être, et ont déjà été, négociées.
La Guyane n’est
pas, bien entendu, le seul endroit où le madras est devenu une partie de la
culture créole : on le trouve à travers la Caraïbe non-hispanique où il est
largement reconnu comme un symbole de l’identité créole. La poète jamaïcaine
Louise Bennett (« Miss Lou »), dont la poésie pionnière en créole jamaïcain a
donné à la langue vernaculaire la légitimation sociale et culturelle qui lui
avait été refusée dans la Jamaïque coloniale, avait l’habitude de réciter son
œuvre habillée de vêtements « traditionnels » en madras. Le madras est également
fréquemment utilisé pour les «costumes nationaux » portés par les reines de
beauté caribéennes et les travailleurs de l’industrie du tourisme, pour la
fabrication de souvenirs et pour le décor intérieur des boutiques de cadeaux.
Dans de tels contextes commerciaux et promotionnels, le madras est devenu un
élément banal de « l’emballage » du produit Caraïbe destiné à la consommation
externe. Même les utilisations nationalistes et politiquement inspirées du
madras se sont souvent détériorées en une nostalgie simpliste et essentialiste,
qui ne traduit pas sa signification culturelle complexe et contradictoire.
José Legrand,
par contraste, évite le nostalgique ou l’exotique et reconnaît plutôt la nature
profondément subversive des processus d’appropriation et de transformation qui
ont fait du madras une « ressource culturelle » déterminante dans la Caraïbe. Il
reconnaît, pour reprendre l’expression de Jamaica Kincaid, qu’ « il y a un monde
de quelque chose » dans le madras et en fait l’objet d’une série
multidimensionnelle d’interrogations critiques et esthétiques, dans lesquelles
le madras est déconstruit, agrandi et, finalement, reconstitué dans des motifs
ouverts ressemblant à des puzzles et rappelant le konvwé. Utilisé ainsi,
le madras devient un outil critique subtile mais puissant contre le pouvoir
disciplinaire du colonialisme qui autrefois imposait le madras comme élément
d’un code vestimentaire, contre l’assimilation culturelle avec la France
métropolitaine, contre les forces homogénéisantes de la mondialisation et contre
un environnement artistique souvent indifférent et sans imagination.
Le statut
politique et géographique unique de la Guyane comme département français
d’outre-mer situé sur le continent sud-américain l’amène souvent à être perçue à
l’écart du reste de la Caraïbe, beaucoup plus que les îles de la Martinique ou
de la Guadeloupe. Cependant, en tant qu’historienne de l’art spécialisée dans
l’art caribéen, basée en Jamaïque ces dix-neuf dernières années, je ne peux
conclure cet essai sans faire référence à la place qu’occupe José Legrand au
sein du contexte élargi de l’art caribéen. Je ne connais pas d’autres artistes
caribéens ayant utilisé le madras de manière comparable, mais son utilisation
critique, synecdochique de « ressources culturelles » caribéennes historiques
appelle à une comparaison avec les installations sucrières de Marc Latamie,
l’iconographie ironique de l’époque post-coloniale de Trinidad de Christopher
Cozier ou les appropriations du schéma de bateau négrier et des timbres
coloniaux britanniques de David Boxer, pour ne citer que trois artistes
originaires de la Martinique, de Trinidad et de la Jamaïque respectivement
Espérons qu’il sera un jour possible de transcender les barrières linguistiques,
politiques et géographiques et de placer l’œuvre des artistes caribéens et les
publics qui s’interrogent sur des thèmes similaires dans un dialogue plus
soutenu et productif.
L’engagement, l’irréductible
Par Giovanni Joppolo :
Critique d’art.
Auteur des ouvrages suivants :
« Critique d’art en question ». - L’harmattan, 2000.
« Le matiérisme dans la peinture des années quatre-vingt » . – L’harmattan,
1999.
Découvrir le travail
d’un artiste consiste aussi à prendre acte de la posture morale d’un être au
monde.
Parmi les quelques
textes que José Legrand m’a fait parvenir avec un ensemble de documents sur ses
recherches actuelles, il y a un entretien qui s’inaugure par une question et une
réponse.
À l’interlocuteur qui
lui demande de parler de la place de la peinture dans notre société actuelle,
l’artiste répond : « La peinture n’a aucune place particulière ; les peintres
travaillent généralement plutôt dans un contexte hostile. ». Et Legrand
d’ajouter plus loin : « Peindre devient un véritable engagement, une lutte pour
la créativité et contre l’environnement dominant. »
Ce constat lucide d’une
situation de vie, de pensée et de travail est parfaitement lisible dans la série
récente que l’artiste réalise sur le thème du madras dont il évalue la portée
historique en le définissant comme étant le « résultat d’une réalité coloniale
de plusieurs siècles ».
Le choix de la
répétition - de ce qui constitue la différence de chaque geste et signe produits
dans l’apparence de la similitude – traduit une manière unique et irremplaçable
de vivre sa présence au monde, et il s’agit bien là d’un principe qui régit
l’art terrestre depuis ses toutes premières manifestations. Mais inscrire la
démarche de José Legrand dans un si vaste ensemble reviendrait à évoquer les
toutes premières empreintes de mains préhistoriques. Sans remonter si loin, il
est possible de s’interroger sur des pratiques artistiques du vingtième siècle
qui font appel à la réitération, au motif, dans des perspectives à chaque fois
différentes.
Commençons par un réseau
de significations dont la lecture serait décontextualisée, là où le madras
rejoindrait un univers géométrique de verticalité et d’horizontalité. Dans cette
optique « hors contexte guyanais », la série « Madras Como Maré » - qui vient à
la suite de la série « Sous les cocotiers la grisaille » - engage le spectateur
dans l’abîme d’un territoire sans objet, si ce n’est la présence d’une trame
signifiant l’illimité et d’un logo qui réitère cette dimension sans limite dans
la géométrie sensible et la neutralité subjective des lettres de l’alphabet
inscrites à la main.
Le projet de Legrand
rejoindrait alors celui de Malevitch lorsque ce dernier écrit à propos de son
œuvre « Carré noir sur fond blanc » de 1913 : « L'ascèse vers les sommets de
l'art non-objectif est épuisante et pleine de tourments, et pourtant elle rend
heureux. Les contours de l'objet disparaissent pas à pas et, enfin, le monde des
concepts objectifs - "tout ce que nous avons aimé et pour lequel nous avons
vécu" - devient invisible. Il n’y a plus d'"images de la réalité", il n'y a plus
de représentations idéales, il n'y a rien d'autre qu'un désert ! Ce désert est
cependant rempli de la sensibilité inobjective qui le pénètre tout entier. »
Nous pourrions ajouter à
cette hypothèse « carré noir de Malevitch », celle des « fentes » de Lucio
Fontana, des « monochromes » d’Yves Klein et de la « suite numérique » de Roman
Opalka, c’est-à-dire des propositions qui sont toutes de nature métaphysique.
Mais si cette lecture
des « madras » de José Legrand (dont plusieurs sont carrés) apparaît comme étant
une interprétation séduisante et plausible, il n’est pas sûr qu’il s’agisse bien
là du projet voulu par l’artiste. Mais en sommes-nous totalement sûrs ? En
effet, si la référence à Malevitch sous-entend une quête métaphysique (et cette
préoccupation est au coeur de toute la recherche de l’artiste russe, et il en va
de même pour Fontana, Klein et Opalka), il y a dans le « madras » de Legrand la
présence très contextuelle de l’imposition coloniale qui par un arrêté de 1839
autorise l’introduction en Guyane des madras de l’Inde, trame qui quadrillera
l’imaginaire créole tel un diktat divin (et dans le terme antillais « béké » –
désignant le maître blanc - il y a bien sûr enfoui la signification de
dieu-dictateur). En d’autres termes, si dieu il y a dans les « madras » de
Legrand, il s’agit bien d’un dieu constricteur qui se contextualise dans l’image
de la bureaucratie coloniale.
Le travail de José
Legrand s’applique à démonter-détisser cette trame du madras afin que la
réappropriation s’avère dans la gestualité subjective et la couleur sensible,
afin qu’à travers le « Konvwé » (patchwork) s’accomplisse la reconstruction de
l’identité, le rassemblement des éléments épars, de cette part de vitalité que
le colonialisme a démembré et équarri.
Toujours dans la sphère de la réitération, du motif et du module,
l’art occidental a trouvé la quintessence du désir de structuration à travers
une œuvre telle que celle de Daniel Buren. Dispositif plastique impitoyable de
quadrillage de tout espace intérieur ou extérieur, les bandes de Buren sont un
témoignage ironique des limites extrêmes d’une époque hantée par le besoin de
tout encadrer, de tout gérer dans des lieux d’exposition culturo-administrative
où triomphe la pénurie de l’imaginaire.
Mais si l’œuvre de Buren s’inscrit dans l’ironie du mimétisme et
dans la sur-représentation (déconstruction) d’un type d’espace constricteur, les
réitérations sensibles et gestuelles de Legrand rendent quant à elles hommage à
toutes les démarches d’économie journalière et domestique en les enrichissant du
pouvoir de devenir des témoignages esthétiques de libération individuelle.
Entre les horizontales et les verticales de la grille « madras »,
entre la peinture et le goudron d’où émergent tout en s’immergeant les lettres
subjectives « madras coco maré », l’artiste désenfouit les racines, les rhizomes
et les meurtrissures qui sont à la fois les siennes et celles du continent
américain.
Il s’agit là d’un art qui propose au spectateur un récit à la
fois petit (au sens d’individuel et propre à l’artiste lui-même) et grand (celui
de toute la communauté humaine), il s’agit bien là d’un art qui « oppose à la
transparence des modèles l’opacité ouverte des existences non réductibles »,
pour reprendre ce qu’écrit Édouard Glissant dans son « Traité du tout-monde »,
lorsqu’il réclame pour chacun ce qu’il nomme le « droit à l’opacité », à
l’irréductibilité.
Le travail de José
Legrand pose en définitive la question de la pertinence d’une recherche
abstraite allant au-delà du formalisme, c’est-à-dire la question de la
possibilité d’une lecture de l’abstraction dans l’optique d’un engagement
politique. Est-il possible de travailler à partir d’une trame abstraite
répétitive (dans la sphère du motif) en se référant au politique et à
l’idéologique ?
Dans son urgence et son
engagement face à cette question, José Legrand me conduit vers le souvenir d’une
peinture de jeunesse singulière et emblématique produite par l’artiste américain
Robert Motherwell. Son tableau peint entre 1941 et 1944 s’intitule « The Little
Spanish Prison » (la petite prison espagnole), en référence à la guerre civile
espagnole. Il s’agit d’une peinture à l’huile où sur un fond jaune citron se
dessinent six bandes verticales de couleur blanche nuancée et une petite barre
horizontale magenta, le tout peint dans une géométrie libre et sensible. Ce
tableau fait coïncider une géométrie en rappel lointain de Mondrian avec la
réalité des barreaux de prison qui enferment le jaune du drapeau espagnol
C’est dans ce double
engagement de l’œil et de l’esprit que se meut le travail de José Legrand,
irréductible.
Le continent qu’il
habite n’est ni jeune, ni conquis. Irrigué d’histoires et de séismes, de
terreurs et d’équarrissages, de métissages et d’hybridations bénéfiques, le
territoire dans lequel se meut José Legrand possède sans doute aujourd’hui le
terrible privilège de devoir nous indiquer la trace à suivre afin que se tisse
une nouvelle humanité plurielle inscrite dans la justesse sensible du geste, du
signe et de la pensée.
Giovanni Joppolo (mars 2003)
Jeux et enjeux de quelques
variations sur le thème dans l’œuvre de José Legrand
Les
toiles de José Legrand datées des années 1990 semblent s’organiser selon le
principe de la série et former deux grands ensembles qui sont autant de
variations sur le thème du cocotier (1994-95) et du madras
(1997-98). Cette partie de sa production picturale témoigne de toute évidence de
la persistance d’un choix - celui de la redondance - qui loin d’être un simple
jeu se présente comme une modalité de conception de l’œuvre, une pratique
délibérée permettant un approfondissement de la recherche. La variation sur le
thème n’a en soi rien de nouveau et l’histoire de la musique comme celle de la
peinture sont jalonnées d’exemples célèbres. Mais il importe de noter que, d’un
côté, dans un processus où chaque partie est indissociable du tout seule la
totalité des variations constitue l’œuvre achevée et lui donne son sens et que,
de l’autre, chaque artiste fait de cette méthode un usage bien particulier. Ce
qui permet - quoiqu’une évolution vers une richesse et une épaisseur toujours
plus grandes de la représentation se dessine d’une époque à l’autre - d’établir
un parallèle entre les deux séries de toiles intitulées “ sous les cocotiers la
grisaille ” et “ Madras Còmò Maré ”.
Et ceci en premier lieu
parce que quasiment toutes ces toiles incluent leur légende dans l’espace du
tableau, pratique esthétique ancienne que l’artiste reprend à son compte pour
affirmer son parti-pris narratif et surtout pour créer un effet de détournement,
voire de retournement de sens : soulignant le lien étroit entre calligraphie et
image, la mise en relation du texte écrit et du texte peint qui doivent faire
corps pour produire un sens, produit ici un sens autre.
L’évocation du cocotier qui fait partie du paysage quotidien de tout lieu
exotique est récurrent dans les ouvrages des voyageurs européens qui se sont
rendus dans l’aire caraïbe au XIXe siècle et continue d’alimenter les
stéréotypes touristiques du XXe et du XXIe siècles. Ainsi
à partir d’un élément local (on songe aux cartes postales représentant la place
des Palmistes à Cayenne ou la Savane à Fort-de-France), l’artiste entend aller
explicitement au-delà de la façade exotique qui masque un univers combien
problématique. De plus, le titre se fait l’écho d’un slogan politique - la
phrase-clé de mai 1968 n’était-elle pas “ sous les pavés, la plage ” ? - dont
le sens est inversé. Si la contestation n’a pas tenu ses promesses, que dire des
jardins tropicaux et que faire de ces clichés longs à mourir sinon en montrer
les effets pervers, en utilisant significativement la langue française ?
De
même, dans la deuxième série, à partir du madras, s’accomplit une
démarche analogue, mais plus complexe et plus codifiée. De la symbolique
universelle que porte inévitablement en soi toute image de végétation luxuriante
opposée à la grisaille du réel quotidien (bien que contrairement à la Guadeloupe
et à la Martinique, ce troisième département français d’Amérique qu’est la
Guyane ne jouisse pas du même statut dans l’imaginaire européen), l’artiste se
concentre sur un autre élément typique du patrimoine caribéen : le madras. Il
nous invite alors à faire un long voyage à rebours dans le temps et dans
l’espace, dans une histoire stratifiée dont non seulement il est encore
aujourd’hui impossible de faire abstraction mais qui au contraire doit être
envisagée avec un regard neuf. Des Indes orientales où naît cette étoffe colorée
et précieuse (sur commande expresse des Anglais), en passant par les différents
comptoirs de la célèbre Compagnie et les hasards de l’occupation des territoires
insulaires par les puissances européennes, le madras débarque aux Indes
occidentales pour s’y installer définitivement. Objet folklorique et aujourd’hui
désuet, appartenant à une époque révolue, le madras a une histoire qui change de
signification en fonction du lieu où on l’observe. Arboré fièrement par les
descendantes des esclaves, le “ mouchoir de tête ” des doudous antillaises se
retrouve également dans le célèbre refrain créole “ Adieu foulards, adieu
madras ” que l’on chantait lors des séparations portuaires pour célébrer -
nostalgiquement - la femme abandonnée. Partie intégrante de la vieille imagerie
coloniale, il récupère de ce fait, en même temps qu’il s’inscrit fortement dans
le champ référentiel caribéen, une de ses composantes essentielles qu’on a trop
souvent tendance à occulter, à savoir sa dimension africaine.
Enraciné sans conteste dans l’humus guyanais et projeté d’emblée dans une
réalité extra-européenne, le discours de José Legrand se construit au carrefour
de multiples références. Il se fait avant tout questionnement permanent d’une
mémoire qui – quelles que soient les réticences de la France à l’affronter – en
convoquant l’histoire et la géographie inscrit délibérément sa démarche dans un
horizon postcolonial.
Le choix de la langue créole,
pour cette deuxième série, témoigne d’un enracinement plus spécifique dans le
vécu local en même temps que la concision des paroles attire l’attention sur le
message quelque peu mystérieux qu’il est possible de percevoir de plusieurs
manières : en se laissant porter par la magie des mots à consonnance étrangère
pour les non natifs de la région (mare : mer en italien, como ou
komo : société secrète chez les Bambaras du Mali, etc.), ou bien en le
décryptant pour en faire émerger toute la violence.
Le
madras ainsi revisité renoue avec sa composante populaire et devient, grâce à
la valorisation de la matrice créole, une icône tout à fait neuve.
La
totalité des toiles qui composent la série des madras pourrait se concevoir –
au-delà de la référence explicite au patchwork sur laquelle José Legrand s’est
exprimé à plusieurs reprises – selon un processus de mise en abyme, comme un
grand madras qui en contiendrait de nombreux autres. En effet, la partition de
l’espace en rectangles, qui vont le plus souvent par quatre ou par six,
constitue des unités dont chaque élément se fait l’écho d’un autre, jusqu’à
épuisement des possibles, de même que le nouveau madras peint – quelque peu
irrégulier, défait, effiloché et sali par les traces de goudron sur la toile
blanche – doit évidemment se lire, sans besoin de forcer l’étymologie, comme un
véritable texte dans le texte. Posture à la fois critique et métacritique que
celle de l’artiste, qui à partir d’un certain nombre de jeux sur le sens,
indique les enjeux cruciaux de son opération qui ne consiste rien moins qu’à
tenter de réécrire un monde, le monde postmoderne, conçu un peu à la manière du
tout-monde d’Édouard Glissant.
Privilégier le disparate de la vie, révéler la pluralité des appartenances tout
en mettant l’accent sur les clivages, signifie pour José Legrand explorer les
potentialités infinies du quadrillage, de la grille, de la cage afin d’exprimer
un monde fait, certes, de pièces rapportées (“ nous sommes un peuple de races
bout à bout ”, écrivait en 1975 le poète guyanais Élie Stephenson), mais surtout
de renvoyer avec insistance à un univers carcéral.
Comment dès lors traduire une réalité morcelée, rendue plus hétérogène encore
par les récents flux migratoires, comment se délester du lourd tribut du passé
- aussi mortifère qu’un còmò maré – et témoigner de la façon dont la
mémoire habite un peuple ?
José Legrand s’est engagé
sans demi-mesure dans un projet qui remet en cause les idées reçues et l’impensé
colonial. Sur les couleurs vives, en particulier les rouges et les orangés
éclatants, du madras classique, il n’hésite pas à marquer sa dénégation, à
démystifier à grands coups de signaux noirs un pseudo-ordre aliénant car imposé
de l’extérieur. La réélaboration des références culturelles détournées de leur
symbolique d’origine laisse place à un madras éclaté, aux contours enfin
libérés, seul capable de rendre compte de l’imaginaire collectif d’un peuple en
devenir.
Une
réelle force de contestation réside dans cette opération d’autant plus difficile
que, plus que tout autre, la Guyane est une terre
marginalisée, opération qui consiste à restituer les différents niveaux de
stratification où se joue le sens en appréciant l’incidence et les enjeux qu’une
telle pratique peut avoir à la fois dans le champ culturel actuel et, bien
au-delà, dans sa dimension transhistorique.
“ Du
fait de sa mosaïque constitutive la créolité est une spécificité ouverte ”, nous
ont enseigné les auteurs de l’Éloge dès 1979, et s’il n’est pas toujours
aisé d’en saisir le dynamisme, une œuvre comme celle de José Legrand, fondée sur
un travail en épaisseur jusque dans l’intertexte de ses tissus, peut s’entendre
à la fois comme un hommage à une terre et à ses habitants et comme une invite,
abandonnant toute attitude passive, à nous livrer enfin à ce que les écrivains
de la Créolité ont appelé “ une lecture librement artistique du
monde dans lequel nous vivons ”.
Marie- José Hoyet Rome, 12 mai 2003
JOSE
LEGRAND, LE MARQUEUR D’EMPREINTES
Par
Raphaël CONFIANT
né à la Martinique en 1951
Auteur de nombreux romans, essais ou poèmes
Raphaël CONFIANT est aujourd'hui l'un des Chef de file
du mouvement de la créolité
Il est
certains artistes à propos desquels on hésite à employer le mot « esthétique »
tant ce dernier résonne joliment, « gréco-latinement » pourrait-on dire : José
Legrand est de ceux-là. J’ai connu celui que je qualifierai de « marqueur
d’empreinte »__comme on dit des écrivains de la Créolité qu’ils sont des
« marqueurs de parole »__dès ses tout premiers pas, dans les années 70 du siècle
qui vient de s’achever, dans la bourgeoise cité du Roi René, Aix-en-Provence. Ce
qui m’a immédiatement frappé chez lui : le feu de son regard, traversé de lueurs
d’ironie ; la douceur de sa voix, chargée de brusques orages. En lui, non pas le
Nègre-marron mythique des petits-bourgeois qui vivent par procuration une geste
qu’ils magnifient (dans leurs écrits, leurs chansons ou leurs toiles) mais dont
ils ne seraient pas prêts à faire l’expérience une seule seconde, mais bien l’Homme-Saramaka-debout-dans-l’éternité-du-fleuve,
l’Homme-Emérillon-tapi-flêches-déployées-dans-la-forêt-amazonienne, l’Homme-Créole-énergie-de-la-pure-survie-dans
l’Habitation-et-le placer. Trois identités contradictoires, sauvages presque,
qui font de José Legrand une boule de nerfs contenue qui explose
sur le matériau qu’il travaille.
EMPREINTES DE LA REVOLTE
Ses premières œuvres travaillent l’empreinte
photographique qu’ils s’efforcent de détourner de leur côté voyeur et
esthétisant. Du cadavre du jeune militant Marie-Louise, corps boursouflé jeté
par les gendarmes sur une plage de roches de la côte atlantique de la Martinique
à la photo__publiée par « Paris-Match »__ d’une gerbe de mains
d’anticolonialistes antillais tenant à bout de bras un drapeau français qui
brûle en passant par l’austère visage de Frantz Fanon, l’artiste a voulu dégager
l’indélébile. Ce qui reste quand on a tout oublié. La marque qui dure et qui
jure avec l’instantané de la photo. Cela exige d’évacuer les couleurs et de
jouer sur le noir, le gris et le blanc, chacune pouvant évoquer, tour à tour,
chez lui, le deuil, la pureté, la tristesse ou le courage. Legrand a cherché à
épuiser le réel, à le vider de sa charge de futilité. « Perpétuer
l’insupportable » écrit-il lui-même, superbement.
Peu à peu, il a investi la vérité de son propre
corps et qui dit mieux cette dernière que notre ombre, celle qui nous suit pas à
pas, notre vie durant, sans que jamais nous ne puissions lui faire face ?
S’appuyant sur la technique du photogramme (ombre elle-même de la photo), il
donne à voir des corps fantomatiques et disloqués, des silhouettes à la
blancheur implacable, symbole du vide, de l’effacement, sur des fonds d’un noir
également sans concession. Ces montages peuvent investir n’importe quel lieu,
privilégiant les coins de mur, les rues désertées, les sols pavés d’angoisse
muette. On imagine l’artiste les montant, démontant, remontant presque à la
sauvette, fragiles structures qui peuvent se plier et s’emporter sous le bras,
tel un viatique, et qui de ce fait, peuvent investir n’importe quel lieu.
Partout, Legrand veut laisser l’empreinte de nos mémoires raturées, disséminer
les traces que des siècles d’ignominie se sont employées à effacer. Empreintes
volontairement inachevées, qui nous interrogent, nous obligeant à les compléter.
A nous reconstruire. Car l’Ombre est nue comme on dit le roi est nu. Nous voilà
face à cette vérité que nous refusons d’affronter ! Créatures suffisantes
fabriquées de toutes pièces par un colonialisme hier violent, aujourd’hui
sournois.
EMPREINTES-HAPPENING
Très vite, José Legrand passe à l’action directe, au
happening. Il ne découpe plus de photos dans des journaux pour les détourner, il
les fait lui-même pour n’en conserver que les tirages (leur envers donc !) qu’il
photocopie ensuite avant de les réimprimer sur un support de carton. Ces
transformations successives, faites en temps réel, visent sans nul doute à
représenter, au sens étymologique du terme, celles qui affectèrent nos corps
d’Africains déportés. Et c’est le produit fini de cette assimilation, Félix
Eboué, général noir guyanais, héros de la France Libre (et de la Guyane
Captive), grand ami du Général De Gaulle, statufié au beau mitan de Cayenne, qui
en fait le premier les frais. L’artiste, buste nu, se fait enchaîner en plein
jour au monument qu’il prend soin de recouvrir d’un drap sombre, puis
photographier, toujours en noir et blanc, avant d’accoler quatre tirages d’une
force étonnante. L’œil passe progressivement de la gloire à l’ombre, de
l’arrogance au néant, de l’officier créole à l’uniforme bardé de médailles à la
simple découpe d’une créature informe, le tout hiéropglyphé par en dessous
grâce à des extraits du plan du métro parisien (afin de rappeler qu’Eboué est le
nom d’une de ses stations).
Passeront au travers de ce filtre subversif, une
convocation à accomplir le Service National dans l’armée française accompagnée
d’une reproduction à l’identique, dix fois de suite, de deux images terribles :
celle d’un esclave enchaîné et celle d’un tirailleur sénégalais…agressant un
soldat allemand ; une mise en scène de la chanson « Le temps des colonies »,
succès hexagonal sans précédent, du chanteur raciste Michel Sardou. Si les
premiers mots disent « Moi, monsieur, j’ai fait la Colo/ Dakar, Conakry, Bamako/
Moi, monsieur, j’ai eu la belle vie », la pochette du disque exhibe (provocation
ou ironie involontaire), le titre du deuxième « tube » : « Je vous ai bien
eus » ! ! ! ; la désacralisation de la fameuse « Renaissance » européenne (dont
il orthographie les deux « s » à la manière nazie), contemporaine de l’expansion
coloniale et de la Traite des Nègres, par un jet d’urine de l’artiste lui-même
sur ce que cette époque a de plus emblématique : « La Joconde ».
EMPREINTES DE LA
DEPOSSESSION DE SOI
A l’occasion d’un événement fortuit (la troisième
opération à cœur ouvert de son jeune frère), José Legrand, qui hantait les
couloirs vides de l’hôpital où il se déroulait, en est venu à méditer sur sa
propre personne. Peu à peu, il découvre que l’attente est l’une des conditions
premières d’existence de l’être colonisé. Ici, l’artiste privilégiera le gris,
couleur de l’indécis, du transitoire, couleur funèbre, inquiétante. La mine de
plomb remplacera alors le pinceau. Le carton, avatar (au sens hindouiste du
terme) du papier, la toile, trop noble. Attente, dépossession, asphyxie
progressive, inexorable, sont exprimées dans des séries de quadrillages dans
lesquels l’artiste, une fois de plus, se met lui-même en scène. Il y a là une
rage iconoclaste à détruire les couleurs comme Aimé Césaire, un demi-siècle plus
tôt raturait les vers exotisant des poètes régionalistes antillais amateurs de
ciel bleu, de colibris et de belles doudous. Comme Senghor déchirait les rires
Banania sur les murs de France. Négritude douloureuse mais combative, « pensée
sauvage » au sens où l’entend Lévi-Strauss, non encore domestiquée, rebelle.
José Legrand grisaille, quadrille, colle, monte, démonte, recherchant
inlassablement le point de rupture : celui où l’Etre enfin se dévoile dans sa
nudité. Point jamais atteint bien sûr. Quête toujours inachevée mais jamais
abandonnée. Car, jamais, l'attente n’a signifié le désespoir ni la résignation.
Jamais.
L’EMPREINTE DU
MADRAS
Si au départ de sa carrière (mot horrible qui
convient si peu à cette tension vitale toujours inquiète, toujours révoltée),
José Legrand a paru se défier de l’univers créole et de ses signes, voici que
vingt ans après son retour au pays natal, il redécouvre notre emblème
fondamental : la toile-madras. Elle fut tellement folklorisée qu’on en oublie
presque qu’elle fut apportée par ces dizaines de milliers d’immigrants hindous
qui furent déportés aux Antilles et dans les Guyane afin de remplacer les Nègres
dans les champs de canne à sucre, une fois l’esclavage aboli. L’histoire de ce
tissu, des clans écossais en rébellion contre l’oppression anglaise aux fichus
et foulards si fiers des négresses créoles en passant par les comptoirs
britanniques de l’Inde où des hordes d’Intouchables esquintaient leur vie dans
les filatures, est celle d’un quadrillage de l’imaginaire. Chaque trait, chaque
carré, chaque rectangle, dans leurs couleurs violentes, témoignent d’une
volonté, celle d’imposer la loi du plus fort. Le tissu-madras est à la fois
oppression et libération, tendresse et désespoir. José Legrand le déstructure,
rend encore plus insupportable sa contradictoire nature et, final de compte,
nous la restitue dans sa Créolité. Il l’amène au bord de cet instant où il
suffirait de peu pour que nous acceptions de devenir ce que nous sommes et
cessions de mimer ce que nous ne sommes pas.
L’ARTISTE SUBVERSIF
Au-delà des différents cheminements de José Legrand,
de ses tâtonnements, de ses expérimentations et de ces audaces provocatrices, il
y a la volonté de faire du spectateur, non pas simplement un « regardeur », un
admirateur ; mais un participant à la création qui s’offre à lui et c’est la
raison de cette marge d’inachevé que se réserve l’artiste. Là, dans ce no
mans’land, impossible de trouver immédiatement un centre, une accroche à partir
de laquelle interpréter l’œuvre. Cette dernière multiplie les centres, les
supports, se décentre elle-même dirait-on, nous obligeant à inventer des repères
inédits, à inventorier nos craintes, à arpenter nos doutes, bref à cesser de
dévier de notre vérité brute : celle de colonisés satisfaits.
L’œuvre de José Legrand travaille à nous
dé-voiler.
Raphaël CONFIANT
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